La souffrance, c’est pas toujours un déséquilibre chimique. Parfois, c’est un cri qu’on refuse d’écouter. Une exclusion qu’on appelle « trouble d’adaptation ». Un mur qu’on repeint en blanc clinique pour éviter de voir qu’il est fait d’oppression.
Trop souvent, on pathologise l’individu pour ne pas remettre en question le système. Et ça, Frantz Fanon l’avait compris. Psychiatre, penseur, révolutionnaire, il savait que les maladies mentales naissent dans les structures de domination. Que soigner, c’est aussi dénoncer. Déranger. Libérer.
« Le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence d’être Persécuteur. [...] Ce n’est pas une pathologie individuelle, c’est une névrose sociale. »— Les Damnés de la Terre
« La mission du psychiatre est de mettre l’homme à nu, c’est-à-dire de lui permettre de choisir son destin. »— Pour la révolution africaine
« La société coloniale est une société manichéenne [...] Le colonisé est déclaré biologiquement inférieur. Il est, par essence, un être malade, incapable de raison. »— Les Damnés de la Terre
« Le monde colonial est un monde compartimenté. Il n’est pas suffisant d’en briser les murs, il faut aussi inventer une manière nouvelle d’habiter le monde. »— Les Damnés de la Terre
Pendant ce temps, au Québec, on glorifie David Goudreault, un poète nationalisé qui écrit des textes excluants, misogynes, nationalo-narcissiques — et qui se drape dans l’empathie pendant qu’il efface l’autre. Et sa conjointe, une « psychologue en devenir », qui cautionne ce discours en continuant de poser à la bienveillance.
Il me semble même l’avoir vue partager, comme image de couverture Facebook, un schéma qui présentait un processus de « révolution » en santé mentale. Mais cette « révolution » ne remettait rien en question. Aucune structure. Aucun système. Rien de ce qui écrase. Juste une transformation personnelle, comme tous les autres discours libéraux qui individualisent la souffrance. Elle perpétue cette idée que la santé mentale est une affaire de volonté, d’auto-régulation, de mindset. Alors qu’en vérité, ce qui rend malade, c’est souvent le monde lui-même.
Ce que leur posture publique produit, ensemble, c’est une forme de légitimation insidieuse de la norme. Lui incarne la voix poétique “proche du peuple” — sauf que ce peuple a des contours bien étroits. Elle incarne le soin, mais un soin qui reste dans les cadres, qui ne remet rien en cause. Leur duo devient alors l’exemple parfait de cette violence symbolique : polie, médiatisée, et profondément excluante.
Voilà pourquoi je parle de Fanon. Parce qu’on a besoin de modèles de soin lucide, de soin révolté. Pas d’un vernis d’empathie qui masque une parole de domination.
Michel Foucault l’avait annoncé : derrière les murs de l’hôpital, de l’école, de la prison ou du cabinet, il y a un pouvoir qui classe, surveille, redresse.
Et Paul B. Preciado, lui, n’a pas seulement nommé ce pouvoir : il lui a parlé en face. Sur scène, devant 3500 psychanalystes réunis pour parler des femmes, il a dit ceci :
« Je doute qu’il y ait parmi vous quelqu’un qui aurait renoncé légalement et publiquement à la différence sexuelle et qui aurait été accepté comme psychanalyste à part entière. »« J’ai appris [...] votre langue. La langue de Freud et de Lacan, celle du patriarcat colonial. »
Il les accuse d’avoir érigé un modèle d’humanité universelle autour d’un animal nécropolitique — une figure de pouvoir qui décide qui peut vivre et qui peut mourir, qui est sain et qui est fou, qui mérite d’être écouté, et qui doit être corrigé.
Et surtout, il dit ceci :
« Je me suis extirpé de cette 'cage' étriquée, certes pour entrer dans une autre cage, mais au moins, cette fois-ci, de ma propre initiative. [...] Cette cage est meilleure que celle des 'hommes et des femmes' car elle a le mérite de reconnaître son statut de cage. » « La liberté est un tunnel qui se creuse avec les mains. La liberté est une porte de sortie. La liberté [...] ça se fabrique. »
Preciado a raison. La liberté ne se donne pas. Elle se construit, dans le refus, la brèche, la réinvention. Et on ne peut pas continuer à faire passer pour soin ce qui est en réalité une normalisation. On ne peut pas continuer à faire croire qu’un homme qui exclut au nom de la nation, qui réduit les voix dissidentes au silence poétique, fait œuvre de bien.
À un moment donné, il faut choisir. Entre la parole contrôlée et la parole libre. Entre l’ordre et la vérité.
Moi, j’ai choisi mon camp. Celui de Fanon. Celui de Preciado. Celui de toutes celles et ceux qui creusent leur sortie avec les mains.
L’atelier comme lieu de sortie
C’est pour ça que je crée. Parce que l’art aussi est un tunnel qu’on creuse avec les mains.
Dans la lignée de Preciado, je vois mon atelier comme un laboratoire. Un espace d’expérimentation politique. Une zone libre entre l’art et l’activisme. Là où je manipule des formes, des couleurs, des symboles, des fragments. Là où je réécris le réel.
Mon corps, mes toiles, mes collages — ce sont des artefacts vivants. Des gestes de résistance. Des tentatives de sortir des cages. Des lieux où la subjectivité queer, féministe, insoumise, peut s’inventer autrement.
Je ne cherche pas à plaire. Je cherche à déranger, à guérir, à transformer. Et chaque œuvre est une sortie. Une réponse. Une brèche. Parce que, oui : la liberté, ça se fabrique.

Révolte joyeuse,
Katy Borges
Artiste et militante québécoise
Bibliographie :
Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre ; Pour la révolution africaine
Michel Foucault, Dits et Écrits, vol. II
Paul B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle
Thérèse St-Gelais et Clark Pignedoli, « Le plaisir-savoir », Revue Spirale, no. 279, 2022